Eric Brogniet
LA
POESIE ET LE DESENCHANTEMENT DU MONDE
Dès l'origine la parole
poétique interroge un indicible. Elle
s'élabore dans le mouvement de prise de
conscience, par l'homme, de son destin, de sa finitude, de sa solitude. Elle
surgit en même temps que l'étonnement d'être, quand l'homme se redresse, se
dresse contre les comportements stéréotypés de l'animal et
qu'échappant au déterminisme de la nature et des comportements de
survie, il se met à inventer sa liberté, à produire de la
culture. La conscience du manque est un élément à partir
duquel nous pouvons construire quelque chose : c'est la distanciation, le
sentiment de l'exil et de la différence, le rapport entre silence et
parole et du silence dans la parole qui permettent que s'élabore un rythme,
une vision de la réalité et la rencontre de l'autre. Quand nous
thématisons l'autre, quand nous parions sur l'Unique et l'Uniforme,
quand nous regardons sans voir, nous passons à côté de la vie.
Dès l'origine, le
poétique tient de la conscience de ce que l'imaginaire est notre seule
réponse à notre condition. L'imaginaire et la faculté de
créer nos propres rythmes, de les mettre en résonance avec ceux
des autres et avec le monde, sont créateurs de liberté
individuelle, d'espoir, de justesse, de mieux vivre face à
l'inéluctable de notre condition périssable en tant qu'individus
isolés comme en tant que collectivités socio-historiques.
Cette
capacité de l'imaginaire poétique à résoudre cette
crise fondamentale, à en faire la catharsis, s'incarne dans la
définition grecque du "poiein", qui, aux fondements de notre
culture et de notre civilisation, avec l'héritage sémite qui nous
apporta la notion du manque et du cheminement, recouvre en fait la notion
d'inventivité, de capacité à faire, à canaliser
l'énergie, à retourner en acte créateur ce qui vient du
sentiment intime de la déréliction et de la mort. Cette
capacité de la main et de l'esprit ¾uvrant, inventant, à transcender la
mort et l'inéluctable est la dignité et la caractéristique
de l'homme.
Le poète est donc lié,
dès l'origine, à la notion de
pont, d'arc entre deux pôles: le
tellurique et le cosmique. Le poète
est, comme le prophète de l'Ancien
Testament, un transgresseur de frontières,
un imprécateur, quelqu'un qui appelle au mouvement, au refus du
figé. Maurice Blanchot a montré quelle importance cette notion
revêtait dans la création littéraire et la lecture. Le poète est celui qui déstabilise, parce que,
précisément, son rôle est
d'indiquer un mouvement, d'être un pont, de relier. Sans doute faut-il
voir dans cette capacité à déstabiliser, à
être "inactuel" au sens où l'entendait Nietzsche, à pré-dire, la raison de
l'ostracisme auquel la Cité l'a condamné de tout temps.
Aujourd'hui ni plus ni moins que dans le passé: Platon l'excluait de sa
"République" et Mahomet, dans une sourate "Aux
affabulateurs", le condamnait. Le règne
de l'universel reportage et la réification actuelle de toute chose, y
compris celle de l'être humain, ont pris aujourd'hui le relais de ces
anciennes condamnations. La Cité idéale, comme la Pensée
unique, ne peuvent tolérer l'instable et le différent.
Il n'est
pas innocent que la Modernité occidentale marginalise la poésie,
comme le théâtre d'ailleurs, en les reléguant dans l'espace du
divertissement ou de l'épanchement sentimental, au momement où elle favorise l'émergence du roman: Cervantes succède à Shakespeare. L'art de la narration, de la
raison, de la recherche des causes et de l'énoncé succède alors à celui de l'inspiration, du mythe et de la
catharsis.
Avec
Baudelaire, puis Rimbaud, Lautréamont et Mallarmé, la
poésie retrouve sa fonction d'anticipation, de création d'espace
imaginaire et de liberté libre : Diderot avait reconnu à
l'imagination du poète le droit à une existence autonome. L'ancienne
transcendance, le monde des dieux, l'utilitarisme sont dépassés
avec l'effondrement de l'Ancien Régime. L'Utopie est relancée et
focalisée sur la figure humaine, laïque.
La première moitié du XXème siècle voit des
oeuvres considérables, tous genres confondus, se pencher sur la Crise
d'Identité de l'Homme moderne, le sentiment de l'exil, de l'homme
troué : d'Apollinaire à Aragon, de Musil à Kafka, de Joyce
à Gadda, de Pessoa à Borgès,
de Rilke à Mandelstam et de Georg Trakl à Maïakovsky ou Bloch le sentiment du vertige et de la
prophétie s'accroît tandis que
l'utopie surréaliste naît des
charniers du premier conflit mondial où
l'opposition de l'homme et de la technique industrielle est le premier signe de
la catastrophe qui s'annonce. Celle-ci culmine dans l'horreur des Camps de la
Mort, dont nul n'a l'apanage: le génocide et le meurtre de l'autre en
tant qu'il est autre sont la caractéristique du monde post-moderne. L'oeuvre de Celan interroge cet impensable. Reposant le problème, après
Baudelaire qui dénonçait la
pensée unique et la marchandisation bien avant marx ou Lukacs, ou Walter
Benjamin, et sa vision d'un monde désenchanté. Des cendres du
surréalisme et de l'horreur vont surgir les nouvelles utopies :
lettrisme, situationnisme, Cobra, beat generation...
Nous ne
pouvons plus accorder le même crédit à la parole et croire
naïvement à la rédemption par l'humanisme laïque. Par ailleurs, l'ancienne transcendance est morte.
"Il n'y a plus que de l'homme seul partout", écrit le
romancier suisse Claude Frochaux. Pourtant, comme le montre le philosophe
Marcel Gauchet, le besoin de faire sens n'est pas mort avec la mort des
anciennes formes religieuses ou celles de nos visions du monde. L'Utopie, qui
signifie littéralement "Terre de nulle part", est nécessaire
à l'âme européenne et
caractéristique de la civilisation occidentale: mouvement double, elle
peut être ouverture, chemin infini, pont reliant; l'Histoire a
montré en ses avatars les plus monstrueux qu'elle pouvait aussi
recouvrir des positions de fermeture et de meurtre. Nous sommes, en ce
début de nouveau millénaire, à un carrefour. Le monde a
changé. Il faudra que nous l'inventions. Que nous le
réinventions.
Passant
outre aux formes traditionnelles, dépassant les notions de genre, nous
considérerons qu'un texte est poétique lorsqu'il possède des caractères rythmiques, incantatoires, métaphoriques et
réflexifs suffisants; qu'il possède
aussi un univers et un imaginaire cohérents. Un texte ainsi reconnu
comme poétique devra retrouver la dimension publique, et pourquoi pas
théâtrale, dans le sens de l'agora et du théâtre
grecs, parce que des voix y seront reconnaissables, que des architectures le
soutiendront, que des unités d'action, de temps et de lieu pourront y
être déterminées et exploitées en termes de
lectures, de mise en scène et de
figures. Parce que, enfin et surtout, le texte poétique disposera d'une
charge intime répondant à ce qui fait la nature et la noblesse de
la poésie et du théâtre : une capacité à
porter à leur terme le plus absolu une vision du monde, les conflits qui
la fondent et la constituent, et, au terme de cette crise, d'engendrer une
catharsis.