La
poésie peut être (peut-être)
Par
Christian Prigent
1
Voici encore une fois la très ancienne,
très moderne, très éternelle question posée par
Hölderlin : “à quoi bon des poètes?”. Ou, plus directement
formulée: “que peut la poésie?”.
Si on entend par “pouvoir” un effet
transformateur sur la réalité (et, nommément, sur la
réalité socio-politique), la poésie peut peu.
Bien sûr on pourrait déplacer la
question en relevant l’injonction rimbaldienne : la poésie doit “changer
la vie”. On se demanderait alors en quoi lire et écrire de la
poésie change la vie de qui en lit ou en écrit. Ce qui, soit dit
en passant, est tout un: ceux qui lisent de la poésie, on le sait, en
écrivent et ceux qui en écrivent sont ceux, voire sont les seuls,
qui en lisent. On entrerait alors dans l’évaluation subjective de ce change - qu’on trouverait aussi assez
mince, pour autant que la vie est au bout du compte assez peu affectée
par la sporadique inhumanité de la passion poétique,
dominée qu’elle est par les rugueuses réalités banalement
humaines. Je veux dire par là que la part de moi qui n’est pas “au
monde” ne colore guère que d’une gêne énigmatique le moi
que la vie objective implacablement soumet. Pas de poète qui ne soit
comme tous un homme - et d’abord misérable.
Que dire, alors? Partir peut-être
simplement de ce constat : c’est tout juste si elle peut, la poésie, être. D’où que la question
traitable n’est sans doute pas la question de ce que la poésie peut faire - mais celle de son improbable
possibilité d’être.
Il ne s’agit pas d’une question
métaphysique sur l’être-en-soi de la poésie (sur l’essence
du “poétique”) mais d’une question pragmatique sur ce qui rend possible
(ou même inévitable) que cet être soit - plutôt qu’il
ne soit pas. Dit autrement : il s’agit de la question de savoir pourquoi il y a
de la poésie plutôt que rien - attendu que ce rien est un plein
saturé : la masse commune des écrits qu’on appelle couramment
“littéraires”.
En somme : “Pour quelles raisons y a-t-il de la
poésie?” plutôt que : “A quoi
bon encore des poètes?”.
2
Je ne parle pas de poésie au sens
générique : la poésie comme genre constitué et
identifiable à des marques formelles spécifiques, à un
dispositif typographique, à une posture d’énonciation
particulière, etc.
Ce n’est pas que je croie la question
inintéressante ou obsolète. Mais m’intéresse plutôt
la question de la poésie comme radicalisation frontale de la question de
la littérature. Je ne veux pas
dire par là que la poésie serait le mieux de la littérature. Mais plutôt qu’elle
écrit la littérature au pire
: qu’elle essaie de prendre pour objet la question même de la
littérature - déshabillée justement des
spéculations sur ce que la littérature peut, par le vecteur de ce
qu’elle nous dit de notre habitation commune du monde. Ce qui, soit dit en
passant, veut dire que par “poètes” j’entends aussi bien (voire mieux)
Rabelais que Ronsard, Lautréamont que Verlaine, Beckett que Du Bouchet,
Novarina que Bernard Noël, Guyotat que Pleynet, etc.
D’où quelques rappels - un peu
généraux :
a-L’expérience que nous faisons du monde n’est jamais dite
assez voluptueusement ni assez douloureusement (assez exactement, donc) dans
les langues pacifiées et uniformisantes de l’échange civil. Le réel (une juste sensation de la
réalité du réel) commence là où cesse le
sens communément socialisé. Malgré tout cela, le
réel (le monde, les choses, la nature, les corps, les passions) exige
qu’on le nomme, qu’on le symbolise, qu’on lui donne des manières
d’équivalents verbaux, sonorisés, rythmés. Alors il y a
une exigence de poésie. Cette
exigence est ce qui fait être
l’effort au style dit “poétique”.
b-Ecrire de la poésie, c’est relever ce
défi-là et maintenir en soi l’énergie du commencement qui
força un jour à entrer dans la crise des langues et à
remuer le tas des langues usées pour s’y approprier tant bien que mal
une voix. Cela veut dire qu’écrire de la poésie c’est souvent écrire contre la poésie : dans la haine
du corps constitué de la poésie - constitué
c’est-à-dire historiquement coagulé à son tour comme
obstacle au mouvement formalisé de nos langues vers la vigueur
déroutante du réel. C’est donc écrire dans le vide, dans
le vide des formes apprises et régulées. Forcé, à
chaque fois, d’inventer des formes, de “trouver” des langues et de
redéfinir, écrivant “de la poésie”, ce qu’est,
n’étant sans doute rien d’autre que ce mouvement-là, la poésie.
c-S’il est un lieu pour la littérature, ce lieu est celui
d’une question (ontologique) au fait même de parler : qu’est-ce qui fait
qu’on parle ? qu’est-ce que cette énigme de la parole ? quelle forme
spécifique du vivant ce fait forme-t-il ? Si la littérature a une
essence, c’est pour être le travail de cette question et pour travailler
cette question bien au delà des prétextes anecdotiques qu’elle
(la littérature) se donne pour exister (transcription de l’intime,
compte-rendu du réel, prise de parti...). Si la littérature a une
originalité parmi toutes les formes d’inscription symbolique des hommes
dans le monde, c’est pour mettre au premier plan cette question radicale sur le
parlant et la parole.
d-Mais si on met cette question au premier plan, on affronte
l’ambivalence violente de l’expérience du parler : car la langue,
certes, est ce qui nous permet de nous repérer dans le monde et
d’entretenir entre nous le lien communiquant ; mais la langue (le fait de
parler) est aussi ce qui nous force à avoir avec le monde un rapport
toujours-déjà médiatisé : la langue est ce qui nous
sépare du monde, qui met le monde à distance de nous ; elle est
ce qui nous appelle du fond de cette distance et qui nomme toujours à la
fois le monde et la mise à distance du monde ; elle est sur nous et en
nous le stigmate du “nous-ne-sommes-pas-au-monde”.
La littérature est le lieu où
cette expérience s’expose de manière démonstrative,
emphatique. Elle est l’expérience qui tente de représenter
simultanément la séparation fatale du parlant d’avec le monde et
le rêve qu’il poursuit d’une idylle ininterrompue et fusionnelle avec
lui. Ce qu’on appelle poésie n’est sans doute, séculairement, que
la version la plus radicale, l’apex formalisé, l’os dénudé
de tout autre prétexte, du lieu que dessine cet effort ambigu. Que ce lieu soit - comme
vide, d’ailleurs, plus que comme plein, comme creusement de l’espace plus que
comme espace visible, comme fuite des significations plus que comme
donné positivable - est ce qui
rend nécessaire la poésie :
qui la fait être, envers et
contre toute logique pragmatique.
e-Qui écrit n’écrit que parce qu’il vit le rapport
à la langue comme un drame, une difficulté. Qui est dans la
langue comme un poisson dans l’eau, qui vit le rapport à la langue comme
un rapport d’instrumentation naturel - n’écrit pas. La vie-ensemble des
hommes en société suppose cette aisance volubile et cette
instrumentation pratique du logos. Sans quoi : rupture de la socialité,
angoisse, aphasie, barbarie. Mais si n’a lieu que cette maîtrise, si l’on
identifie de part en part le fait de parler à cet outillage socialisant,
alors les hommes sont assujettis au leurre de l’adéquation des langages
aux choses (à l’illusion de véridiction) et donc à la
toute-puissance régulatrice (uniformisante) du discours contractuel :
l’articulation des noms retire à
l’expérience la vérité
ouverte du réel (rétif aux représentations,
inarraisonnable, non-idéologisable). Les conditions de
l’aliénation sont alors réunies. C’est une question politique :
l’emprise totalitaire trouve là son terrain d’enracinement. Et
là, peut-être, se profile au bout du compte quand même une
bribe de réponse à la question de ce que peut la poésie : au moins témoigne-t-elle d’un
effort de résistance à l’emprise que je dis.
f-Il y a un type de parlant qui vit le rapport à la langue
comme jouissance, c’est-à-dire comme perte, douleur et plaisir
mêlés. Ce type-là, c’est ce qu’on appelle un
écrivain, voire un poète. Celui-là écrit
forcément contre. Contre son
propre assujettissement, contre ce que le monde autour de lui machine de forces
d’asservissement, contre la fatalité contractuelle de la langue, contre
ce que cette fatalité engendre comme force de soumission à la
stupidité du monde, au système idolâtre des représentations
habituées, à la pression de la communication vide. Pour
celui-là, que la langue inquiète, il y a une
nécessité, en travaillant la langue, de résister à
la pression de ladite langue et de creuser dans la langue morte les espaces
où se reconstitue une vitalité : les chances du sens
imprévu, inarraisonné, flottant, libre. Ecrire veut dire (se)
donner ces chances (fugaces, dérisoires, toujours remises en cause,
toujours réinvesties par la puissance de fermeture
idéologisée). Soit : “trouver une langue” (ce qui est un
paradoxe, car les langues ainsi trouvées dans le trou de la langue cessent, au moment même
de leur trouvaille, d’être des langues -
puisque personne d’autre ne saurait les parler).
g-La poésie prend
en charge la difficulté qu’il y a à être un parlant. De
façon scandée-cruelle (Artaud),
condensée-distanciée (Mallarmé) ou convertie en
appropriation emphatique (Claudel). Elle pointe et dispose verbalement (plus
frontalement, plus exclusivement que n’importe quel genre littéraire) le
drame de n’avoir avec le monde d’autre rapport que médiatisé.
Elle dit la difficulté de toucher
le monde (que met à distance le double privilège humain de la vue
et de la parole) - et d’être touché sensuellement par lui.
Les textes de la poésie sont
emblématiques de cette distance et de cette aspiration au toucher-du-monde. Baudelaire note cette
ambivalence plus, sans doute, que n’importe quel autre poète parce qu’il
tend violemment la corde de la contradiction : d’une part arrachement au
“naturel” abominable ; d’autre part traque des “correspondances” sensibles. Et
il expose sans cesse l’effort d’arrachement logogonique et sensuel au
privilège de la vue.
Voyez par exempleL’Invitation au Voyage. Pour que le “pays” (fusionnel) soit
“ressemblant”, il faut : “ciels brouillés”, yeux noyés
traîtres. Il faut que la vue, trempée, soit trompée. Le
soleil est un seul œil mouillé : vue défaite, défaite
de la vue, sens détruit, mystère, accès aux “odeurs
vagues” (infinité flottante), toucher du secret de la “langue natale”
(de la langue en gestation, épiphanique, apparaissante-disparaissante :
“vagabonde”) ; endormissement des contours optique du monde dans la
lumière à la fois morbide et voluptueuse du couchant de la vue et
la vacillation des mots assignés aux choses ponctuellement
disposées dans la distance du regard-tel-qu’on-le-parle (c’est le
vocabulaire de Francis Ponge).
h-Toute poésie (qu’elle en soit le savoir : la Grande
Rhétorique - ou le déni : la plupart des surréalistes)
reconstruit homéopathiquement le mur entre le parlant et le monde. C’est
une sorte de mur des lamentations, sur lequel le poète inscrit ses
graffitis, pose sa griffe (son “style”). D’où la propension (fatale) de
l’effort au style poétique à fabriquer de l’artifice, un artifice
emphatiquement encodé - et exposé comme tel (sans alibi
figuratif). Ça peut s’appeler rhétorique, prosodie, etc :
stratification, épaississement, densification et complexification
formels, de toutes façons. C’est à chaque coup (du dé
stylistique roulé entre expressivité subjective et
aléatoire formel dicté par le code) duplication
délibérément construite et opacifiée de cette
relégation du monde, de cet évanouissement du toucher des choses
- qui est le fait de la distance optique et de l’écart infranchissable
entre les mots et les choses.
i-D’où aussi, symétriquement, la hantise propre au
poétique d’avoir à trouver le sens (au double sens de
“significations” et de “perception sensible”) d’une nouvelle idylle avec le
monde : une obsession du liant analogique (métaphore, image,
correspondances). Comme si dans l’artificialité héroïque de
la langue poétique, dans sa densité éventuellement
“obscure”, dans sa radicalité héraldique
(dé-naturalisée), dans son étrangéïté
provocante, on pouvait paradoxalement se délivrer de l’écart et donner à
éprouver une proximité verbalisée avec les choses. Comme
s’il y avait là une chance (un tombé miraculeux du dé) de
passer un nouveau contrat avec le réel innommable, de racheter le vice
du séparé, d’accéder à l’utopie d’une fusion. En quoi
l’enjeu poétique occupe une place tout à fait improbable dans ce
qu’on appelle “culture” : puisque d’une part il témoigne (cruellement,
sarcastiquement, héroïquement, joyeusement) du fait d’arrachement
au naturel stupide - qu’on appelle “culture” - et que, d’autre part, il incarne
ce rêve paradoxal de l’être-de-culture (de l’être
séparé), d’épuiser et de nier la différAnce
culturelle pour retourner (par l’impossible vecteur de la langue) à
l’intimité naturelle, la fusion indifférenciée, l’adéquation
à l’immanence muette du monde sensible (ce qu’on appelle sommairement
“lyrisme” a à voir avec ça).
j-D’où la masse lourde des malentendus, des
réductions, des dédains, des je-n’en-veux-rien-savoir. Le corps
social (la culture) ne peut traiter la poésie que comme dissidence radicale
ou comme religion civique. Pas les deux ensemble. Dissidence : “révolte”
hypostasiée et/ou “obscurité” méprisée. Religion :
récitation scolaire et/ou pré-carré du sentimental intime
(patrimoine pasteurisé et chansonnette lénifiante).
Car le corps social est
devant la poésie comme la poule devant le couteau : s’il ne détourne pas le regard, il
s’affronte là à des figurines concentrées,
impératives et goguenardes du “malaise de la civilisation”. Il est
contraint à voir, comme par le trou obscène d’une sorte de
boîte optique, par la fente d’un peep-show culpabilisant, les miniatures
troublantes de ce qui fonde la civilisation comme telle : coupure
inévitable, accès au symbolique, naturel forclos, heureux
malaise, malchance de la chance, négation de la négation sauvage.
D’où qu’il peut
bien sûr être tenté de regarder ailleurs, de poser les yeux
et la pensée sur des images plus... rassurantes, plus positives, moins
ambiguës, plus humaines d’être trop-humaines (mais alors il est
prêt à être désastreusement surpris et
désarmé devant le surgissement de l’inhumain : de la barbarie
naturaliste). Si, au moins, l’être de la poésie (le fait que la
poésie soit) peut faire que cette surprise soit moins inéluctablement
violente et moins désespérément absolue cette
naïveté désarmante - alors peut-être la poésie
peut-elle quelque chose . Et ce
“quelque chose” n’est sans doute pas sans rapport aujourd’hui avec tout ce qui
s’efforce de lutter contre les effets de “globalization” uniformisante de ce
que Pierre Bourdieu appelle “le nouvel évangile
néo-libéral” : “Bizarrement, note Bourdieu, les producteurs les
plus “purs”, les plus gratuits, les plus “formels”, se trouvent ainsi
placés aujourd’hui, souvent sans le savoir, à l’avant-garde de la
lutte pour la défense des valeurs les plus hautes de l’humanité.
En défendant leur singularité, ils défendent les valeurs
les plus universelles” (in Contre-feux 2,
Raisons d’agir éditions, 2001).
Sauf évidemment que la poésie
nourrit elle-même les raisons sociales qui font qu’elles ne peut
objectivement rien. Ainsi j’ai bouclé la boucle. Mais j’ajouterai ceci :
la poésie n’est pas seule. Et c’est sans doute dans les relais qu’on
peut tenter d’établir entre elle (entre son absence implacable au monde)
et le monde qui se constitue de ne rien savoir du trou qu’elle fait en lui -
que quelque chose de son éventuel
pouvoir se joue. Par relais j’entends : critique, théorie,
pédagogie - c’est-à-dire effort d’arraisonnement
socialisé. Mais effort qui veut dire surtout : instillation méticuleuse
de l’inquiétude poétique (du malaise poétique comme
vérité cruelle) dans l’illusion idylliquement (cyniquement)
globalisante de la culture et de la civilisation.
3
Valère Novarina aime à citer cette
belle phrase de Bossuet : “tout ce qui se mesure périt”. La plupart des
proses romanesques qui encombrent l’étal des librairies sont
mort-nées parce que mesurées.
Qu’est-ce qui en donne la mesure ? La vocation au commun et l’illusion de la surface.
Le commun, c’est la réduction de la langue au Français médiatique primaire (FMP) et l’acceptation
de la langue de tous comme norme stylistique et vecteur d’expression. La
surface : la mimesis frontale, l’adéquation non
problématisée des mots aux choses par eux
représentées, la croyance en un réel posé comme
donné objectif avant sa
captation verbale. Le commun et la surface font clôture (mesure) et la
prose narrative, dans ce cercle plat et métronormé, est un
cadavre dans nos bouches. Aucune langue ne s’y trouve, aucune
vérité de l’expérience ne s’y forme.
Mais nous savons bien que le mesuré
mortifère n’est pas la fatalité de la prose. Nous savons bien
qu’il y a des proses dé-mesurées - et d’abord parce qu’elles
questionnent la mesure (sémantique, typographique, mélodique)
comme telle : qu’elles s’engagent dans la contrainte aléatoire des rythmes. Et donc qu’il y a des proses
qui creusent la surface des choses mortes parce qu’a priori nommées. De
Joyce à Guyotat, en passant par Beckett ou Arno Schmidt, les exemples ne
manquent pas.
Que peut la poésie ? - La poésie,
au moins, peut la prose (1). Elle en est capable. Capable d’une prose coupable de
poésie. C’est-à-dire rythmée, polyphonique,
sonorisée, dé-mesurée à force de mesure
artificieuse coupée dans la prose stupide du monde. “Prose, dit Coleridge, ne s’oppose pas
à poésie mais à vers”. La prose est comprise dans la
poésie. La poésie est un patron qui peut engendrer le costume de
la prose. Si elle ne le peut, c’est poésie médiocre. Mais la
prose que peut la poésie, elle ne la désire pas forcément.
Il y a une é-norme capacité de prose narrative, un roman
démesuré en germe dans chaque paragraphe des Illuminations. Il n’y a pas la moindre lueur d’illumination dans
les cinq cents pages de ce qu’on appelle couramment aujourd’hui un roman. Mais
les romans possibles, prêts à se déplier, dans les Illuminations sont d’autant moins
chargés du désir de se déplier que c’est d’être
pliés dans la boule de lumineuse obscurité de chaque phrase du
poème qu’ils font phrasé
et que ce phrasé mobile et polysémique est ce qui creuse pour
nous l’espace levé devant nos yeux et aux fond de nos oreilles par la
dé-mesure concentrée du phrasé poétique
(l’infinité potentielle de son sens et des visions qu’il fait courir).
Parenthèse pro domo : mes livres Commencement ou Une phrase pour ma mère
(2)
relèvent quant à eux du dépliement dont je parle. Ce sont
pour cette raison des fictions “poétiques”- sans s’être voulues
telles. Elles tentent de construire une narration non linéaire
phrasée qui joue dans le triangle imaginaire/réel/symbolique. Pour
occuper ce triangle qui est l’espace même où gît et
œuvre le parlant. Et pour le faire pivoter. C’est-à-dire pour faire
en sorte que chacun des sommets du triangle puisse à tel ou tel moment
occuper la place de l’autre : le symbolique peut ainsi être pris et
traité comme du réel (matière sonore des mots, rythmes
phrastiques, blocs signifiants prélevés ailleurs,
détruits, transformés) ; l’imaginaire peut être
donné comme du réel ou préconditionné en blocs de
langue (contes, rêves faisant scènes ou fragments de
récits) ; le réel peut être fantasmé ou
élevé au statut symbolique (blocs de stéréotypes,
idiolectes de la pub, de la chansonnette ou de la doxa politique). De
façon à ce que cette rotation accélérée
emporte l’unicité découpée et scandée de la phrase
qui fait livre, qu’elle produise cette vitesse et cette instabilité catastrophiques dont la trace,
peut-être relève l’instance de ce centre béant que vise
paradoxalement, à mesure qu’elle semble œuvrer à
l’éviter, la force centrifuge de la phrase.
J’ai voulu
et pu cela à partir de la poésie (des poèmes que
j’écris par ailleurs). Ou : la poésie que j’écris par
ailleurs était capable de ça (qui vaut ce qu’elle vaut, ni plus
ni moins).
______________
(1) Cf ci-après
le chapitre IV
(2) P.O.L
éditeur, Paris, 1989 et 1996